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L’Opéra de Pékin, le roman d’un chantier

Par Paul Andreu, Editions du Chêne, 2007

Pendant neuf ans, l'architecte français Paul Andreu s'est consacré à la conception et à la construction de l'Opéra de Pékin officiellement inauguré en 2007. De l'architecture à l'écriture, il n'y a souvent qu'un pas. C'est pourquoi, au moment où le public découvre le Grand Théâtre National de Chine, Paul Andreu livre ici, en mots et en images, son roman de l'Opéra.

 

Anatomie de l'ensemble
« Quand je fais des conférences sur mon travail ou sur mes idées en architecture, je n'écris rien. Selon le public, le thème que l'on m'a demandé de traiter, ou mon humeur, je prépare chaque fois une suite d'images différente. Je le fais en tâchant d'enchaîner des idées par des rebondissements successifs plutôt que par la rigueur d'une démonstration. Un jour j'adopte l'ordre historique, un autre jour son inverse, le plus souvent je vais à l'aventure. Je me parle en sélectionnant les images et en leur choisissant un ordre, je me raconte une histoire, mais souvent ce que je dirai au public sera différent. Ce sont les images qui commanderont, et, à nouveau, mon humeur et les auditeurs. Mais bien sûr, au total, c'est la même chose.
Décrire le Grand Théâtre National de Chine m'est difficile. Même si je m'en tiens à n'en rien dire qui trahisse sa simple matérialité, même si je ne cherche pas un moment à éviter la subjectivité. Si c'est bien, comme je l'espère, une œuvre d'architecture, il est et il sera, chaque fois, différent. Pour moi, autant que pour les autres. Il est et il sera aussi, dans son unité, semblable à un organisme dans lequel on s'accorde facilement à reconnaître des parties mais en ne sachant jamais vraiment où situer leurs limites et comment séparer leurs fonctions.
Mais puisqu'il faut décrire...
Il y a sous la voûte trois salles, une grande salle d'opéra, une salle de concert et un théâtre, qui sont chacune, à chaque représentation ou à chaque concert, le lieu de rencontre d'un public et d'artistes. Le public, pour venir, traverse des jardins, parcourt la longueur d'un passage sous l'eau, s'oriente dans l'espace public qui entoure les salles de toutes parts. Les artistes viennent d'un vaste monde souterrain où se trouvent des loges, des salles de répétition, des salles d'enregistrement, des magasins et des ateliers de décors et de costumes, un monde où se prépare tout ce qui fera le spectacle, un monde qui débouche sur la scène du théâtre et de l'opéra, dans la fosse d'orchestre, mais aussi dans ces espaces plus secrets mais non moins essentiels que sont les régies.
Tout le brillant bien sûr est du côté public. C'est l'espace que l'on décrit volontiers. Il est simple, du moins en apparence, accueillant, coloré, lumineux.
Tout est plus austère du côté de la conception, plus tendu et surtout plus précis. Chaque fois que j'ai pu assister à une répétition ou à un spectacle depuis les coulisses ou une des régies, j'ai été frappé d'admiration pour la précision avec laquelle chacun, artistes, machinistes, maîtrisait le temps et coordonnait son action avec celles des autres. Chaque fois je me suis dit que ce qui était requis de moi, c'était que je maîtrise l'espace avec la même précision et que cette maîtrise, qui contribuerait pour une part à réclusion et au développement du spectacle, résulterait de quelques grandes idées mais aussi, davantage encore peut-être, d'une foule de détails humbles et cachés que le public ne verrait jamais. Cela pourra sembler paradoxal ou outré à ceux qui n'ont pas vu comment se fait un spectacle, mais c'est dans la confrontation aux exigences authentiques du monde caché de la création que j'ai chaque fois retrouvé la force que le travail pour les espaces publics épuisait.
Mais comment raconter ces espaces servants du spectacle, si divers, si particuliers, si indispensables, comment expliquer leur enchaînement, détailler leurs équipements ? C'est impossible en peu de mots. Je ne crois pas d'ailleurs que je saurais le faire avec tout le détail nécessaire. Pour ces espaces en effet, plus encore que pour les espaces publics, le travail a été collectif, rassemblant de nombreuses compétences différentes, soumettant chacune aux autres. Mais après tout, il est sans doute mieux que tout ce travail, lié à celui constamment répété de la création du spectacle, reste comme lui obscur. Le spectacle, après tout, sort souvent tout entier de l'ombre.
Peut-être d'ailleurs est-ce la tâche la plus importante pour l'architecte d'un théâtre : aider le spectateur à s'approcher au plus près de la frontière de cette ombre et à attendre, là, une lumière. Aider, je ne suis pas sûr que ce soit le mot juste, je l'utilise faute de mieux. »

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